Le Jazz dans l'île

Début des années trente. BAUZÁ, CURBELO, SOCARRÁS… ont quitté Cuba pour New York. Armando ROMEU, BARRETO, SILVA… jouent dans divers Tipo Jazz Bands et continuent avec quelques autres musiciens cubains à se retrouver , au cours de descargas plus ou moins privées, pour jouer le Jazz qu'ils aiment.
Certains parmi ces Tipo Jazz Bands incluent régulièrement dans leur répertoire des morceaux de jazz retranscrits à partir des disques américains qui circulent dans l'île. C'est le cas de l'orchestre "Hermanos LEBATARD" dans lequel jouent ROMEU et quelques passionnés de jazz comme le contrebassiste Felo HERNÁNDEZ, le pianiste René TOUZET et l'un des frères LEBATARD, le saxophoniste ténor Germán. La formation "Hermanos PALAU" possède également un excellent trompettiste de jazz, Luis ESCALANTE en plus du saxophoniste tenor Rafael "Tata" PALAU. Armando ROMEU joue aussi dans la "SIBONEY" des frères Julio et Alfredo BRITO, excellents jazzmen eux aussi. La toute première formation de Justo AZPIAZU, la "Orquesta HAVANA CASINO" comptait déjà en 1930 sur la présence de René OLIVA -trompette, Leonardo TIMOR père -piano- et sur celle de Armando ROMEU présent partout où l'on avait besoin des meilleurs solistes.
Après une tentative avortée entre 1932 et 1934 Armando réunit, deux ans plus tard, la plupart des grands jazzmen cubains du moment dans un jazz band qui s'installe au Mitsuko. A ses côtés pour occuper la scène: Luis ESCALANTE, Emilio PEÑALVER -saxophone ténor-, Amadito VALDÉS -saxophone alto-, Alberto JIMÉNEZ REBOLLAR, chanteur et batteur. En 1940 avec Luis ESCALANTE, ROMEU organise l'un des meilleurs all stars que Cuba ait connu, l'historique "BELLAMAR" qui devient l'attraction du Sans Souci.


Orquesta Bellamar de Armando Romeu.
Au répertoire, à côté de la musique dansante cubaine, des thèmes comme "Basin Street", "Mood Indigo", "Caravan", "Take the A Train", "Stomping at the Savoy"….
Parmi les jazzmen du "BELLAMAR" figurent Gustavo MÁS, devenu le meilleur ténor de jazz de l'île poussant même ROMEU à abandonner le saxophone pour se consacrer à la direction d'orchestre et à l'écriture, Leopoldo "Pucho" ESCALANTE -trombone-, Ernesto GRENET -batterie-.
Pendant deux ans cette formation va participer à la construction du jazz cubain, tant par ses prestations que comme pôle d'attraction pour tous les jazzmen. Le "BELLAMAR" constitue l'ossature des descargas qui prolifèrent à ce moment et qui s'organisent en tous lieux à l'issue des représentations comme l'historique descarga de l'Hôtel Riviera de 1941.
Ces descargas sont un véritable creuset du jazz , les lieux exceptionnels de la création, des inventions audacieuses qui inconsciemment amènent à la naissance d'un jazz aux caractéristiques cubaines propres basées sur une parfaite connaissance à la fois du jazz et des rythmes cubains .

Les années quarante vont apporter davantage encore au jazz qui se développe dans l'île. Plusieurs facteurs interviennent dans ce nouvel élan.
D'une part la situation économique du pays s'améliore du fait de la seconde guerre mondiale et de l'envolée des prix du sucre. D'autre part la légalisation des partis politiques permet au PSP (Communiste) de sortir de la clandestinité et d'ouvrir une radio, la Mil Diez, dont l'importance pour la vie musicale, le mouvement du Feeling et le jazz va être cruciale. Enfin et fortement en rapport avec ce second point, les musiciens de jazz vont se lier à ce Mouvement du Feeling dont les préoccupations pour la musique nord-américaine rejoignent celles des jazzmen.
Ainsi la Mil Diez ouvre son programme quotidien de jazz, diffusant les dernières productions américaines. Les autres radios ne sont pas en reste : La CMQ organise son hebdomadaire Club del Swing bientôt suivie par la RHC qui s'attache même un groupe de jazz, le "AMERICAN SWING" du pianiste Luis MENDOZA qui parmi ses solistes pouvait compter sur MÁS, PEÑALVER ou encore sur les premiers véritables chanteurs de jazz cubains, Delia BRAVO et Dandy CRAWFORD.



En 1946 une autre radio havanera lance un espace du jazz. S'y produit le groupe du batteur Daniel PÉREZ, comprenant parmi d'autres Pedro CHAO, saxophone ténor, Orlando HERNÁNDEZ, contrebasse, César GODINEZ, trompette….
A la même époque trois jeunes cousins, le pianiste "Bebo" VALDÉS, et les deux frères Guillermo BARRETO -batterie- et Alberto BARRETO, clarinettiste, organisent un trio dans le style swinguant en vogue alors. En 1945 Arturo O'FARRILL entre à son tour dans "Los RAQUETEROS del SWING" qu'il entraîne vers le Be Bop puis le "NEW YORK SWING" installé au Teatro Rivoli au sein duquel on trouve encore une fois MÁS, PEÑALVER ainsi que le contrebassiste Kiki HERNÁNDEZ.
A côté du swing, l'influence française existe aussi et sur le modèle du Quintet du Hot Club de France, à l'initiative du guitariste Isidro PÉREZ, une formation s'organise avec le violon de Manolo TRIANA, la basse de Kiki HERNÁNDEZ et les trois guitares de Isidro, Manolo SAAVEDRA et Rafael MOLA. Ce quintet fait durant un certain temps les beaux jours du Montmartre.
Mais la grande formation qui marque cette première moitié des années quarante est celle que Armando ROMEU monte pour le Tropicana en 1942.
Avec quatre trompettes dont celle de O'FARRILL, trois trombones dont celui de Generoso JIMÉNEZ, cinq saxophonistes avec parmi eux Amadito VALDÉS, Emilio PEÑALVER, la Banda del TROPICANA de ROMEU compte sur une section rythmique animée par Pedro "Peruchín" JUSTÍZ, piano, Isito PÉREZ, Daniel PÉREZ et Kiki HERNÁNDEZ. La chanteuse Delia BRAVO est également embauchée.
Si Chico O'FARRILL commence à collaborer aux arrangements, le travail de Armando ROMEU est essentiel pour le développement du jazz. Armando transcrit note à note tous les grands thèmes du jazz américain pour les faire jouer par son jazz band du Tropicana.


Alors que le mouvement du BeBop s'impose dans les clubs de New York, l'absence d'enregistrements, due à la très longue grève des artistes américains empêche les musiciens cubains d'y accéder. Ce n'est qu'en 1946 sous l'impulsion de Arturo "Chico" O'FARRILL qu'apparaissent les premières formations BeBop cubaines.
O'FARRILL lui-même installe ses "BEBOPPERS" au Saratoga : MÁS, Kiki HERNÁNDEZ, Daniel PÉREZ en font partie.

Au Montmartre Isidro PÉREZ a transformé son quintet en l'un des grands orchestres de jazz du moment. Les arrangements sont confiés à "Chico" également trompettiste de la formation et s'inscrivent dans la ligne du BeBop. Gustavo MÁS, José "Chombo" SILVA, Leopoldo "Pucho" ESCALANTE ont rejoint le groupe.
La prospérité économique permet l'ouverture de petits clubs comme le High Seas qui au milieu de la second moitié de la décade possède sa formation BeBop composée notamment de Pedro CHAO, "Tata" PALAU aux saxophones, et dirigée par le trompettiste nord-américain Harry Johansson. Le High Seas devient à ce moment un des principaux pôles de descargas de la capitale.

 

Dialogue de saxophones. Pedro Chao et Tata Palau.
Photographies extraites de Leonardo Acosta
"Raices del jazz latino. Un siglo de Jazz en Cuba".


Sans qu'il existe véritablement une césure entre ces années quarante et la décade suivante, cette dernière est toutefois marquée par une accélération du développement touristique. Des hôtels, des casinos, des cabarets naissent ou se transforment. Ces nouveaux espaces offrent de plus importantes possibilités aux musiciens en général. La vie nocturne tend à se déplacer de la vieille Havane vers les nouveaux quartiers du Vedado. Mais le véritable lieu du Jazz de cette décennie reste le Tropicana. Une partie des musiciens de la "BANDA de Armando ROMEU " constitue le noyau central des descargas qui chaque dimanche attirent au Tropicana les jazzmen havaneros.
Autour de "Bebo" VALDÉS, Guillermo BARRETO, "Tata" PALAU, Alejandro "El Negro" VIVAR -trompette-, Fernando VIVAR -contrebasse-, s'agglutinent Gustavo MÁS, José "Chombo" SILVA, Leopoldo "Pucho" et Luis ESCALANTE, les frères HERNÁNDEZ, Daniel PÉREZ, Pedro "Peruchín" JUSTÍZ, Isidro PÉREZ, Walfredo de los REYES III -batterie- et beaucoup d'autres.
A La Havane et par conséquent au Tropicana se présentent en permanence de grands noms du jazz américains. Ils assistent, participent aux descargas. Ils évaluent et valorisent le travail des Cubains. C'est ainsi que l'île voit passer Woody Herman, Stan Getz, Zoot Sims, Max Roach, Benny Goodman, Milt Jackson, Tito Puente, Cab Calloway qui joue même au Montmartre.
Les progrès des Cubains sont fulgurants et dès les premières années cinquante ils maîtrisent totalement le Be Bop et les différentes tendances du jazz.
Au milieu de la décennie les descargas gagnent d'autres cabarets : Club 21, Southland, Pigalle, Havana 1900… Dans ces clubs l'osmose se réalise avec les acteurs du feeling et les "descargas" sont souvent communes et de nouveaux noms s'intègrent tant au jazz qu'au Mouvement du Feeling : Leonardo ACOSTA, saxophone; Samuel TELLÉZ, piano; Orlando "Cachaito" LÓPEZ, contrebasse,… Et les descargas continuent d'envahir les maisons particulières comme celles de Tony SUÁREZ, Leonardo ACOSTA ou du batteur José GÓMEZ.
Des moments particuliers émergent ici ou là. Au Vegas c'est Sarah Vaughan qui jamme avec les grands du feeling auxquels se sont joints "Bebo" VALDÉS, BARRETO, "El Negro" VIVAR.

Au Vegas sous les yeux de Acosta et Zequeira, Roy Haynes et Richard Davis accompagnent la descarga de Sarah Vaughan.

Photographie extraite de Leonardo Acosta "Raices del jazz latino. Un siglo de Jazz en Cuba".

 

Quelques descargas sont enregistrées et deviendront les rares disques de jazz disponibles à Cuba à ce moment, accompagnant l'enregistrement historique de 1952 réunissant MÁS, VALDÉS, BARRETO, Kiki HERNÁNDEZ , "El Negro" VIVAR et Rolando ALFONSO.
Dans les hôtels, récemment construits ou modernisés pour faire face à la demande touristique croissante, s'installent des formations composées de jazzmen : le trio de "Bebo" VALDÉS avec BARRETO et URFÉ à la contrebasse accompagné parfois de la vocaliste Delia BRAVO est au Sevilla; l'orchestre de Rafael SOMAVILLA Jr. au Capri ; celui de Walfredo de los REYES Jr. au Nacional…

Bebo Valdés, Urfé et Delia. Photographie extraite de Leonardo Acosta "Raices del jazz latino. Un siglo de Jazz en Cuba".

Juste avant que s'achève la décade, en 1958, sous l'impulsion du saxophoniste Leonardo ACOSTA, une poignée de jazzmen havaneros décident de créer un club de jazz. Parmi les plus actifs pour faire fonctionner ce Club Cubano de Jazz on rencontre avec Leonardo, Samuel TELLEZ, le critique Horacio Hernández et Gustavo MÁS dont le rôle sera essentiel.. Résidant à Miami MAS est chargé de recruter les jazzmen américains que le Club Cubano de Jazz souhaite faire venir dans la capitale cubaine. Car c'est de cela qu'il s'agit. Les fonds récoltés au cours des concerts -dont le premier est donné par le quartet de ACOSTA accompagné de Pedro CHAO, Frank EMILIO, Walfredo de los REYES Jr et Papito HERNÁNDEZ- doivent servir à développer le jazz et à faire venir des musiciens du continent. Parmi les grands noms du jazz américain qui sont ainsi invités figurent Mundell Lowe, Zoot Sims, Philly Joe Jones

Le quinteto de Leonardo Acosta. Walfredo de los Reyes, Franck Emilio, Pedro Chao
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Quant aux Cubains qui jouent pour le CCJ ce sont pratiquement tous les acteurs du jazz de l'époque. Mais le CCJ permet aussi à de très jeunes musiciens de faire leurs premiers pas dans le jazz : Amadito VALDÉS Jr., timbales; Paquito d'RIVERA, saxophone; Armandito ZEQUEIRA, batterie; Carlos EMILIO, guitare, …
L'entrée des barbudos dans La Havane ne stoppe nullement les activités du CCJ qui poursuit ses activités jusqu'en 1960.
Pour ses premiers pas le régime révolutionnaire montre une certaine sympathie envers le jazz. La Direction de la Culture organise même le premier concert post-révolutionnaire en 1959 avec au programme ACOSTA, MÁS, de los REYES, Papito HERNÁNDEZ, Franck EMILIO.
Ces années du CCJ sont florissantes pour le jazz à Cuba. D'excellents groupes apparaissent comme le quartet de "Peruchín" avec Tata GÜINES, tumbadora; BARRETO et "Cachao" LÓPEZ ou celui de ACOSTA avec la guitare de Pablo CANO et ZEQUEIRA, "Cachaito" LÓPEZ….

Contrairement aux idées reçues le jazz continu de vivre après la Révolution. Associé au Feeling il s'exprime au St John, au Gato Tuerto, au Karachi, au Sheherezada… "Peruchín" a formé un nouveau groupe et naissent encore le "FREE AMERICAN JAZZ", le "Quinteto Instrumental de MÚSICA MODERNA", le "Noneto de JAZZ" de "Pucho" ESCALANTE , le "TRES más UNO" de Joe IGLESIAS, le groupe de Eddy GAYTÁN avec le contrebassiste Fabián GARCÍA CATURLA et "Los ARMÓNICOS" de Felipe DULZAIDES, véritable pépinière de jazzmen.….
Si les grandes formations tendent à disparaître, celle de Leonardo TIMOR continue jusqu'en 1967 d'occuper le cabaret du Nacional et d'enregistrer des thèmes qui aujourd'hui permettent de connaître l'état du jazz à Cuba à cette époque. "TIMOR y su Banda" occupe à ce moment la place que tenait Armando ROMEU et de ses formations du Tropicana lors des décennies précédentes et lui aussi, lors des Martes del Jazz, impulse les descargas.

Réédition de l'unique enregistrement de la Banda de Timor. Fresh Sound Records.


En 1967, TIMOR dissout sa Banda et avec plusieurs de ses musiciens -les trompettistes Jorge VARONA et Manuel "Guajiro" MIRABAL…- il rejoint ROMEU pour mettre en place l'officielle "Orquesta CUBANA de MÚSICA MODERNA".
Ils recrutent les meilleurs jazzmen . L' "OCMM" compte donc entre ses rangs les habitués des formations de jazz mais aussi de plus jeunes musiciens comme "Chucho" VALDÉS, piano; Arturo SANDOVAL, trompette; Juan Pablo TORRES, trombone; Paquito d'RIVERA, Enrique PLÁ, batterie; Oscar VALDÉS I et son fils également prénommé Oscar, percussions, …Le répertoire de la "OCCM" est très hétéroclite. La toute nouvelle formation est invitée à se présenter au Canada pour l'Expo de 1967.
D'autres groupes naissent au même moment, "RITMATICA -7" formé entre autres par ACOSTA, CHANGUITO , Nicolás REINOSO, saxophoniste… ; "SONORAMA 6" qui compte également sur Enrique PLÁ, CHANGUITO, Carlos del PUERTO, contrebasse,….
Le jazz se développe également au sein du "Grupo de EXPERIMENTACIÓN SONORA del ICAIC" en particulier sous l'impulsion du pianiste Emiliano SALVADOR.
Ces musiciens, appartenant à diverses formations, ont souvent l'occasion de se retrouver au sein de groupes plus restreints, trios, cuartetosEmiliano SALVADOR, del PUERTO, d'RIVERA, "Chucho" VALDÉS, PLÁ , GARCÍA CATURLA, contrebasse,... C'est sans aucun doute le groupe formé pour jouer au Jamboree de Varsovie en 1970 qui restera dans l'histoire. Le "Quinteto CUBANO de JAZZ", composé de membres de l' "OCCM", "Chucho" VALDÉS, Paquito d'RIVERA, "Cachaito" LÓPEZ, Enrique PLÁ, Oscar VALDÉS II, il est l'antécédent du groupe-phare du jazz des années soixante-dix, "IRAKERE".
Le déclin sensible de la "OCCM" ouvre la porte à la constitution de cette nouvelle formation de jazz. C'est "Chucho" VALDÉS qui prend l'initiative en 1973 de rassembler la plus jeune génération autour de ceux qui avaient fait le déplacement en Pologne. SANDOVAL, Jorge VARONA, Carlos AVEROFF, saxophone ténor, font très vite partie de "IRAKERE". La presse cubaine en salue même la naissance.
Le répertoire du groupe va du jazz à la musique traditionnelle cubaine en passant par des thèmes jazz-rock. Parmi les premiers hits figurent "Juana 1600", "Bacalao con Pan"… La "Misa Negra" de "Chucho" VALDÉS est de tous les programmes ainsi que les premiers thèmes afro-cubains.
Les concerts débutent cette même année 1973 et débouchent sur des sorties à l'extérieur de Cuba.
En 1977 "Dizzy" Gillespie plusieurs jazzmen américains visitent l'île et retrouvent les musiciens cubains de "IRAKERE" . Cette rencontre symbolique entre Gillespie- porteur de l'héritage de MACHITO, BAUZÁ, POZO- et les jazzmen et rumberos cubains qui forgent depuis le début des années soixante-dix leur version insulaire du Jazz Afro-Cubain marque la fin d'une musique coupée en deux, le début d'un seul et unique Jazz Afro-Cubain que le Détroit de Floride ne peut plus séparer.

© Patrick Dalmace

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